Si vous me / nous lisez depuis un certain temps, vous savez à quel point l’état de santé du marché des comics en France est un sujet qui nous intéresse et la création de l’association en est clairement un symbole. Dernièrement, Arnaud Tomasini (alias Arno Kikoo) nous a proposé une série de 4 articles et un podcast sur l’état des lieux du marché pour les premiers mois de l’année 2023 réalisés avec la participation de Xavier Guilbert, consultant pour l'aspect marché de la bande dessinée auprès du FIBD. De cette série de publications, c’est surtout le contenu du dernier article qui m’a interpellé, certaines informations venant plus ou moins valider certaines de mes théories concernant le marché.
Dans cet article, Comicsblog publie les chiffres des 20 meilleures ventes et la liste est assez riche en informations !
Comme on peut le voir, la collection Urban Nomad fait un véritable carton avec 12 tomes dans ce top 20 ! La présence aux deux premières places des deux tomes de “The Nice House on the Lake” est également très intéressante et vient en relève de “Toutes les morts de Laila Starr” qui fait également partie de la gamme Urban et qui avait aussi connu un beau succès. Autre point intéressant, le présence du premier tome de la série "BRZRKR" à la quatrième place du classement.
Mais que nous disent ces informations au juste, et quelles théories viennent-elles confirmer ?
Un manque de visibilité en librairie
Je suis vendeur conseil de formation et en vente, une des premières choses qu’on nous apprend, c’est l’importance de la visibilité et la mise en valeur d’un produit. Un produit qui n’est pas visible pour le client ne peut pas se vendre c’est une évidence et un produit qui n’est pas mis en valeur se vendra mal également. Je ne vais pas raconter ma vie professionnelle mais c’est quelque chose que j’ai pu expérimenter dans mon travail lorsque j’ai récupéré la gestion de deux rayons qui avaient été laissés de côté faute de vendeur dans une enseigne de bricolage. Lorsque je suis arrivé il y avait une gamme de produits qui avait été placée dans un coin caché tout au fond. La gamme avait de beaux packagings et la qualité était au rendez-vous mais cachée, elle ne se vendait pas. Heureusement j’avais une certaine liberté dans ma gestion du rayon et j’ai testé une mise en avant de la gamme en tête de gondole avec un beau facing. Passée de l’ombre à la lumière, la gamme est passée d’une des pires ventes à une des meilleures et parfois même la meilleure. c’est quelque chose que j’ai répété sur plusieurs produits et le résultat a toujours été au rendez-vous.
Là où je veux en venir c’est que je pense que les comics ne sont pas suffisamment mis en avant ou pas mis en valeur. Je ne veux pas faire de généralités, il y a évidemment des librairies telles qu’Album, Comics Zone, Momie … qui les mettent bien en avant mais c’est loin d’être le cas partout. Comme je l’ai dit dans le podcast de First Print, il m’est arrivé de voir des choses assez folles comme des comics à côté des poubelles, ou dans un recoin sombre d’une librairie où il faut être recroquevillé pour les atteindre et j’en passe.
En général les comics sont les vilains petits canards mis au fond de la librairie là où personne ne va ou presque, on les mets là parce qu’il faut bien les mettre quelque part et parfois il n’y en a même aucun. Il y a aussi les cas où après demande, le libraire dit qu’il n’en ont pas en vente mais après un tour en rayon on en trouve au milieu des BD Franco Belge, du rayon jeunesse ou encore dans l’espace dédié aux romans graphiques.
Traités ainsi, il est absolument impossible que les comics se vendent correctement. Même la personne la plus motivée n’aura pas envie de franchir le pas.
Je parle des comics mais je vois aussi souvent des mises en avant de BD européennes ou japonaises assez aléatoires qui ne donnent clairement pas envie. Les ouvrages sont posés là, sur la table des nouveautés parce que c’est là qu’il faut les mettre.
Alors effectivement on pourra me répondre que toutes les librairies n’ont pas forcément l’espace nécessaire pour tout bien mettre en avant, mais j’ai pu voir quelques cas de petites librairies indépendantes qui composaient avec l’espace disponible et proposaient de belles mises en avant.
Il y a pas mal de raisons à cette mauvaise visibilité des comics et je vais essayer de toutes les aborder.
La première raison selon moi c’est la grande forme des ventes de mangas. Ça n’aura échappé à personne, les mangas font un carton en France et donc quand un produit se vend aussi bien on lui fait de la place et en général c’est au détriment de quelque chose d’autre et comme en BD les comics font les moins bons chiffres c’est souvent eux qui laissent de la place.
Un libraire passionné de comics basé en touraine me confiait d’ailleurs être dépité d’avoir dû diviser par trois son rayon Comics au profit des mangas et que même si son rayon ne faisait pas les meilleures ventes, la diminution de sa taille avait provoqué une baisse des ventes car même si les commandes sont possibles, quand le lecteur a une envie de lecture, elle est sur le moment et si il ne trouve pas son bonheur, soit il n’achète pas, soit il va ailleurs.
En tant que commerçant il est tout à fait logique de privilégier un produit qui se vend bien, c’est naturel mais remiser un produit c’est plus ou moins le tuer.
Manque de temps.
Il y a aussi des cas où les libraires ne connaissent pas le médium et ne s’y intéressent pas par manque de temps. En effet, pour proposer des comics et ne pas les proposer au hasard, il faut se renseigner un minimum et cela est coûteux en temps et il y a un certain nombre de librairies qui ne reçoivent pas la visite de représentant pour les guider et ces lieux de vente doivent donc se débrouiller et généralement cela se traduit par une absence de comics en rayon.
Trop de publications
Ce cas est plus général et pas seulement lié aux comics mais il y a clairement beaucoup trop de sorties de BD en librairie ce qui empêche les titres d’être mis en avant assez longtemps pour trouver son public. Certains titres y parviennent mais il y a beaucoup de titres envoyés au casse pipe et au pilon “accessoirement”.
Le syndrome du dos noir
Il y a aussi un autre argument qui commence à émerger, il s’agit en fait d’une problématique liée aux dos noir proposés par Urban Comics depuis leurs débuts et qui serait un peu trop impressionnant pour les personnes souhaitant lire des comics. Beaucoup de lecteurs habitués adorent cette collection aux dos noir et certains ne jurent que par elle mais il est vrai qu’elle peut poser problème.
Il est assez difficile de différencier les différentes séries et la couleur des noms n’aide pas spécialement et c’est encore pire pour différencier super héros et titres indépendants.
Lors de mes débuts en tant que lecteur cela m’a souvent posé problème voir découragé dans ma recherche. De plus, arriver devant cette masse noir n’est pas spécialement engageant. Heureusement l’éditeur commence à sortir de cette direction artistique mais il y a encore du travail.
D’ailleurs HiComics a le même souci même si c’est dans une moindre mesure étant donné la différence de tomes publiés mais eux aussi sont en train de réaliser des changements notamment sur les séries TMNT.
Des PLV, quelles PLV ?
Je me dois aussi d’aborder la problématique des PLV (Publicité sur Lieu de Vente). Ayant aussi travaillé en librairie, je sais à quel point la multiplication des PLV en carton pour le Franco-Belge et le manga est devenu difficile à gérer pour les libraires pour des questions de place. Ils en reçoivent à longueur de temps, c’est de la folie, par contre, la prochaine fois que vous irez en librairie regardez les bien, comptez les et comptez celles consacrées aux comics. Je peux le faire pour vous sans même me rendre sur place, il n’y en aura probablement qu’une, celle destinée à la collection Urban Nomad. Elle sera soit fixe et en carton soit un beau tourniquet en bois.
Effectivement, les PLV en librairie sont assez rares. Les éditeurs et distributeurs proposent de temps en temps des posters pour promouvoir la sortie d’un titre mais les PLV cartonnées sont rares. Je me souviens notamment de celle proposée par HiComics pour le lancement des Tortues Ninja, il me semble aussi que BRZRKR a bénéficié d’une telle mise en avant mais je n’en suis pas sûr, mes librairies locales en ayant fait l’impasse.
Dernièrement, le cas le plus flagrant de mise en avant de comics concerne la gamme Urban Nomad qui a bénéficié du genre d’efforts généralement réservés au manga ou Franco-belge et le fait que les titres de cette gamme trustent le classement des meilleures ventes est assez parlant ! En plus ces PLV sont bien souvent à l’écart du rayon comics et souvent dans un passage bien fréquenté. Cela prouve qu’avec une meilleure mise en avant les comics se vendent !
Vous pourriez mettre en avant le format ou encore le prix pour contrecarrer mon argument et pour expliquer ces bonnes ventes mais dans les faits, d’autres titres viennent prouver que ces arguments n’expliquent pas forcément ces bonnes ventes.
Urban pour draguer les lecteurs de Franco-belge
J’ai souvent entendu dire que les lecteurs boudaient les comics et que la simple mention sur le dos d’un ouvrage pouvait les faire fuir.
C’est un discours que j’ai également entendu plusieurs fois en librairie que ce soit au travail ou en tant que client et ce discours a dû arriver jusqu’à Urban Comics puisqu’ils ont lancé la gamme Urban destinée à proposer des comics dans un plus grand format et sans la mention “Comics”. La présence régulière de certaines de ces séries dans les meilleures ventes, prouve que cela semble fonctionner, de plus, le prix plus élevé (entre 15 et 20€) montre qu’il n’est pas forcément un frein.
Au milieu des BD européennes (chez les libraires qui jouent le jeu en tout cas) les comics sont plus visibles et là aussi semblent mieux se vendre.
BRZRKR / MOM l’effet des stars ?
Brzrkr est un cas à part, le nom du co-auteur étant particulièrement connu, puisqu’il s’agit de Keanu Reeves. Le titre a également bénéficié d’une mise en avant particulière avec des PLC en carton, des posters mais aussi des publicités diffusées avant les projections de John Wick 4.
Voir ce titre aussi haut dans les meilleures ventes est intéressant. Est-ce dû au nom d’un des co-auteurs (Matt kindt a participé à l’écriture) ou à cette mise en avant particulière ?
Il y a un autre titre qui a récemment été coécrit par une star mais qui n’a pas connu une telle mise en avant de la part de son éditeur, il s’agit de Mother Of Madness par Emilia Clarke et Marguerite Bennett. Je ne sais pas où se situent les chiffres de vente de ce titre sorti récemment et il est de toute façon encore trop tôt pour en parler mais il sera intéressant de refaire le point dans quelques mois.
Marvel et Indés mitraillés
Par contre ce point permet d’en aborder un autre et il s’agit du traitement des titres de Panini Comics qui sont souvent mitraillés les uns après les autres sans aucun accompagnement ou presque. Cela rappelle d’ailleurs la façon de faire de Glénat Comics qui par la suite n’a pas su continuer ses séries sur le long terme et en annuler un grand nombre faute de ventes. La grande différence c’est que Panini possède les droits des titres Marvel qui ne doivent pas spécialement avoir besoin d’accompagnement pour trouver leur public contrairement aux titres indépendants. L’effort n’est malheureusement pas fait et la réduction des publications indées chez l’éditeur semble montrer que leur précédente tentative avec les titres TKO (pour lesquels ils avaient l’exclusivité) notamment n’a pas rencontré le succès espéré.
À titre de comparaison, Urban, qui par le passé utilisait plus ou moins la même stratégie que Panini, a commencé à mieux accompagner ses sorties DC et indées en proposant des posts sur les réseaux sociaux, des guides ou encore des présentations plus détaillées via des événements (un mois / un auteur, podcasts avec First Print…). Je ne connais pas leurs chiffres de ventes mais il serait intéressant de comparer l’effet de cette nouvelle stratégie face à l’ancienne.
Toujours est-il qu’actuellement ce sont les titres qui trustent le classement des vingt meilleures ventes.
Les comics ont besoin de plus de visibilité !
Il semble donc évident que les comics ont besoin de plus de visibilité, que ce soit par une meilleure mise en avant via de la publicité, une meilleure connaissance et mise en valeur du médium par les professionnels du secteur mais c’est plus facile à dire qu’à faire.
Plus de mise en avant de la part des éditeurs ?
Premièrement, les montants d’achat des droits, le coût de la traduction (la traduction française coûte plus cher que l’espagnole puisqu’elle vise moins de pays cibles) et de l’impression font que les comics sont cher à produire et faire des PLV est également onéreux et sans garantie de réussite. Et puis, si tous les comics publiés venaient à en bénéficier, il n’est pas certain que tous se vendraient bien. Il y aurait probablement de la casse. Les éditeurs ne sont pas certains d’avoir un retour sur investissement et cela les freine très probablement.
Une meilleure fabrication ?
Il existe des cas de comics à la fabrication plus léchée que d’habitude qui ont connu de belles ventes. Les premiers qui viennent à l’esprit sont “These Savage Shores” qui a bénéficié des effets d’une belle couverture et d’une dorure des contours et “Automnal” qui a eu droit à une superbe fabrication, chose habituelle chez 404 Comics. D’ailleurs c’est le fait que 404 Comics propose systématiquement de belles fabrications sans forcément réaliser de ventes record qui montre que ce n’est pas forcément un gage de réussite.
Ce genre d’ouvrages s’adresse à un public particulier, qui n’est pas nécessairement le même que celui des comics au format classique ou à petits prix.
Plus de communication sur internet ?
Il existe plusieurs exemples qui montrent qu’un manque de communication sur internet peut être assez problématique. Glénat Comics et Paperback (Casterman) en ont probablement payé le prix. Bon pour Glénat cela peut aussi s’expliquer par des excès d’optimisme lors des achats de droits.
D’un autre côté nous avons HiComics / Sullivan Rouaud qui communiquent (moins que par le passé) sur Twitter et dans une moindre mesure sur Youtube et Instagram, 404 Comics / Nicolas Beaujouan qui communiquent beaucoup sur Twitter et enfin Delcourt / Thierry Mornet qui privilégient Facebook avec des posts très réguliers. Vestron va encore un peu plus loin sur Facebook en laissant sa communauté choisir la finition de certains tomes. Une telle communication crée une communauté autour des responsables éditoriaux et si cela peut parfois aider une série (on a vu la mobilisation des lecteurs pour aider la série TMNT) et donner une bonne image à l’éditeur, l’effet est en réalité limité et peut même être à double tranchant en fonction des sujets abordés.
Sensibiliser les professionnels du livre aux comics ?
Si les autres solutions ne sont pas réalisables ou trop peu efficaces, la seule solution restante selon moi est une meilleure sensibilisation des pros du livre aux comics.
Comment ?
Eh bien en leur proposant des ateliers d’initiation que ce soit en visio ou sur le terrain, en leur soumettant des conseils de titres à proposer grâce à nos nombreuses lectures, des guides, en fait tout ce qui pourrait leur donner les clés leur permettant d’en proposer plus efficacement sans qu’ils y consacrent un temps fou. Cela demande du temps à y consacrer et ils faut que les professionnels du livre jouent le jeu mais c'est tout à fait faisable. Nous pouvons d'ailleurs fournir contenus et visuel si vous n'avez pas le temps d'en réaliser.
Tout le monde est en mesure de le faire, que ce soit notre association, une autre ou tout lecteur désireux de ne pas voir les comics disparaître à petit feu car le risque est bien là. Sans aucune action, les éditeurs en place proposerons de moins en moins de comics (c’est déjà le cas) et finirons peut-être par quitter ce segment de l’édition. Vu la quantité de titres encore publiés de nos jours, on pourrait être tentés de se dire que ce n’est pas encore trop grave mais le problème c’est que la baisse se fait du côté des indépendants et pas Marvel / DC. Le risque c’est qu’à terme nous n’ayons plus grand chose d’autre à lire.
Il est donc urgent de commencer à donner de la visibilité à nos chers comics !
Thomas.
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